« Les projets routiers sont susceptibles de bénéficier aux communautés rurales de l’État de Karen, mais seulement s’ils sont mis en œuvre de façon démocratique et transparente. En réalité, ces routes sont construites dans des zones de conflit, où des déplacements de masse ont déjà eu lieu, où les informations ne sont pas communiquées aux communautés locales, et où la société civile et les villageois sont exposés aux violations des droits humains » – Karen Peace Support Network (KPSN)

La construction récente de la Route asiatique dans l’État de Karen – une région du Myanmar qui connaît des conflits depuis 1949 – a entraîné d’importantes confiscations de terres et des affrontements militaires qui ont déplacé plus d’un millier de personnes[1]. Avant le début de la construction, les développeurs n’ont pas cherché à obtenir le consentement des communautés locales et n’ont fait aucun effort réel pour communiquer avec les villageois concernés sur les effets de ces travaux pour leurs terres et sur leur droit ou non à une compensation.

Le ministre en chef de l’État a plutôt informé rétroactivement les villageois qui avaient perdu des terres qu’ils allaient recevoir 1,5 million de kyats (soit 1 270 dollars US) par acre, une somme non négociable qui permettrait certes de couvrir la construction d’une maison en bambou, mais pas l’achat de nouvelles terres.

« Nous n’étions pas d’accord, car nous n’allions obtenir cette compensation qu’une fois dans notre vie, alors que l’exploitation nous permettait de subvenir à nos besoins pour toujours », explique Daw Su, un agriculteur local[2]. Dans une région où 70 % de la population survit grâce à la terre, les confiscations menacent les moyens de subsistance de communautés entières[3]. « L’exploitation est le gagne-pain de notre famille. Nous pouvons envoyer nos enfants à l’école grâce à elle », ajoute Daw Su.

Des violences ont éclaté entre les forces gouvernementales et différentes organisations ethniques armées, luttant pour obtenir le contrôle de l’axe routier. La hausse des tensions entre les groupes ethniques armés de la région a entraîné le déplacement de près de 6 000 personnes, dont une majorité n’a toujours pas de solution adaptée pour s’alimenter ou se réinstaller[4].

La construction de la route a également produit des effets sur la récolte du riz : le système de drainage n’ayant pas été correctement installé, les terres longeant un côté de l’axe routier reçoivent trop d’eau, tandis que celles se situant de l’autre côté n’en reçoivent pas suffisamment.

Le segment suivant de la route, financé par la Banque asiatique de développement (BAsD) est en cours de construction par la China Road and Bridge Construction Company. Elle traversera 17 villages et une ville. Aux premiers stades de la construction, le gouvernement du Myanmar n’avait pas consulté les communautés locales ni négocié de compensation avec elles. La BAsD s’est depuis rapprochée des villageois et a mis en place un mécanisme de réclamation.

De nombreux problèmes persistent : i) aucune évaluation digne de ce nom des effets du conflit n’a été menée, y compris concernant les carrières construites sur le site pour extraire des matériaux, entraînant l’apparition de violences ; ii) 100 personnes touchées par le projet n’ont reçu aucun dédommagement, et attendent d’obtenir une compensation juste[5] ; iii) aucune évaluation indépendante et rigoureuse des impacts environnementaux n’a été menée, malgré la réinstallation involontaire et la perturbation des sols et des systèmes d’irrigation dans les plantations de riz voisines.

Cette affaire est emblématique des conflits fonciers qui déchirent aujourd’hui le Myanmar et qui représentent un risque majeur pour la paix durable. Il est urgent de réguler correctement les investissements et d’établir un cadre juridique protégeant les droits fonciers des communautés rurales. L’adoption d’une loi foncière nationale est envisagée, mais les réformes des autres lois relatives à la terre ayant actuellement lieu menacent d’affaiblir encore davantage les droits fonciers de millions d’agriculteurs. Ce problème est renforcé par le contexte dans lequel ces lois sont rédigées. Une étude menée en 2015 indiquait que près de la moitié des cas de confiscation des terres ayant eu lieu dans le pays entre 1990 et 2009 étaient dirigés par l’armée ou par des militaires collaborant avec les ministères du gouvernement et des acteurs économiques[6]. Tant que ces acteurs continueront de détenir le pouvoir décisionnel dans le cadre du processus national de réforme foncière, et que les personnes sur le terrain continueront d’être ignorées, les droits fonciers des communautés rurales du Myanmar demeureront menacés.

Mesures à prendre

Le gouvernement du Myanmar, la BAsD et l’entrepreneur doivent veiller à ce que la construction n’entraîne pas de violations des droits humains et fonciers, et mettre en place un processus transparent, impartial et inclusif pour protéger les droits des communautés locales. Par conséquent,

  • la construction de la Route asiatique doit être interrompue jusqu’à ce que des évaluations significatives des impacts environnementaux et des effets du conflit soient effectuées et qu’il y soit donné suite ;
  • l’obtention du consentement préalable donné librement et en connaissance de cause des communautés locales doit être une condition préalable à la poursuite des travaux ;
  • les personnes déjà déplacées doivent se voir proposer des solutions de réinstallation adaptées, sous forme notamment de titres fonciers formels, conformément aux normes internationales ;
  • la BAsD doit veiller à ce que le gouvernement du Myanmar adhère à sa politique de protection et assumer son obligation de remédier à la situation en cas de défaillance du gouvernement.

Pour régler les problèmes systémiques plus larges:

  • le gouvernement du Myanmar doit reconnaître et respecter les droits fonciers coutumiers dans la loi foncière nationale à venir ;
  • la Commission d’investissement du Myanmar doit exiger des investisseurs qu’ils effectuent des évaluations des impacts environnementaux et des effets du conflit, et y donnent suite, avant de décider de délivrer des permis dans les zones de conflit ;
  • le gouvernement et le parlement doivent donner la priorité à l’élaboration d’une loi foncière nationale, à laquelle participent, de façon crédible, toutes les parties prenantes concernées, y compris les autochtones et les agriculteurs ;
  • le gouvernement du Myanmar doit suspendre les propositions d’amendements néfastes à la loi sur les transactions foncières (1894), à la loi sur les terres agricoles (2012) et à la loi sur la gestion des terres inoccupées, vierges et en jachère (2012), jusqu’à l’adoption d’une loi foncière nationale. Ces amendements risquent en effet de miner davantage les droits des peuples autochtones et des communautés locales.

En savoir plus                                                               

Ils participent à Land Rights Now

Karen Human Rights Group (KHRG), Karen Environmental and Social Action Network (KESAN), Thwee Community Development Network (TCDN)

 

[1] KHRG, 2015, « Fighting between Tatmadaw and DKBA soldiers along the Asian Highway displaces villagers in Dooplaya District, July 2015 ».

[2] Pseudonyme.

[3] Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, 2017, « Myanmar at a glance ». http://www.fao.org/myanmar/fao-in-myanmar/myanmar/en/.

[4] KHRG, 2016, « Recent fighting between newly-reformed DKBA and joint forces of BGF and Tatmadaw soldiers led more than six thousand Karen villagers to flee in Hpa-an District, September 2016 ». http://khrg.org/2016/12/16-7-nb1/recent-fighting-between-newly-reformed-dkba-and-joint-forces-bgf-and-tatmadaw.

[5] Données collectées sur le terrain par TCDN, août 2018.

[6] Land in Our Hands Network, 2015, Destroying People’s Lives: The Impact of Land Grabbing on Communities in Myanmar.